Doctorat

Docteur : Linda Nyanchoka

Titre : Méthodes d’identification et de représentation des lacunes de la recherche en santé

Encadrant·es : Raphaël Porcher et Catrin Tudur Smith

Ecole doctorale : ED 393 Epidémiologie et Sciences de l’Information Biomédicale, Université Paris Cité

Date de soutenance : 07/05/2021

Jury : Jacques Demotes, Nicky Cullum, Corinne Alberti, James Thomas, Raphaël Porcher, Catrin Tudur Smith

Résumé :

Il a été estimé qu’environ 85 % des recherches en santé ne sont pas utilisables. Plus de 50 % des recherches ne sont pas du tout publiées. Parmi les travaux de recherche publiés, la moitié n’est pas utilisable en pratique car des éléments importants ne sont pas rapportés. Enfin, parmi les 25 % restants, la moitié encore a des faiblesses dans sa planification. La planification d’une étude centrée sur une mauvaise question est une cause fréquente du gaspillage de la recherche (waste in research). Par conséquent, il est important d’utiliser les recherches publiées et non publiées, achevées et en cours, pour évaluer si un manque ou une lacune dans les recherches existantes justifie de nouvelles recherches. Une telle approche peut aussi éclairer la conception, la conduite et le rapport des recherches ultérieures.

La thématique des méthodes d’identification et de représentation des lacunes dans la recherche en santé n’est pas encore bien établie. Il n’existe ni une définition standardisée du terme « lacunes en recherche » (research gaps), ni une méthode standardisée pour identifier ces lacunes. De plus, faute de définition claire, il n’y a pas de consensus sur ce qui constitue les meilleures approches méthodologiques pour identifier ces lacunes, déterminer les priorités de recherche et représenter (par exemple graphiquement) ces lacunes ou priorités en recherche.

Les objectifs de cette thèse de doctorat sont : 1) identifier les différentes définitions rapportées pour le terme « lacunes en recherche » et décrire les méthodes utilisées pour identifier, hiérarchiser et représenter les lacunes dans la recherche en santé ; 2) explorer les points de vue et les expériences des principaux intervenants de la recherche sur la définition, l’identification et la représentation des lacunes dans la recherche en santé ; et 3) élaborer un guide méthodologique pour des travaux visant à identifier et représenter les lacunes dans la recherche en santé.

Dans un premier projet, j’ai effectué une revue panoramique (scoping review) pour identifier les définitions rapportées des lacunes en recherche et les méthodes utilisées pour identifier, hiérarchiser et représenter ces lacunes dans la recherche en santé. Les méthodes les plus fréquentes identifiées par la revue panoramique visaient à identifier des lacunes et concernaient des recherches secondaires (recherches réutilisant des données d’autres recherches). La majorité des études correspondaient à des travaux de synthèse de données existantes (80/116 articles, 69 %), en particulier des revues systématiques et des revues panoramiques (58/80 articles, 73 %). Parmi les études visant à prioriser la recherche, les méthodes les plus fréquentes étaient une combinaison de recherche primaire et secondaire (24 articles, 49 %), suivies de recherches secondaires (8 articles, 16 %). Enfin, 37 % des articles décrivaient des méthodes pour représenter ou cartographier les lacunes ou les priorités de la recherche en santé.

Dans cette revue panoramique, j’ai dans un premier temps identifié une liste complète d’articles scientifiques portant sur la définition, l’identification, la hiérarchisation ou la représentation des lacunes en recherche en santé. Ces articles variaient considérablement selon les domaines de recherche. En ce qui concerne les termes et définitions utilisés pour décrire les lacunes de la recherche, j’ai identifié un total de douze définitions différentes en utilisant le titre des articles, mais certaines similitudes existaient dans la description de chacune de ces définitions. Trois thèmes transversaux ont été identifiés : les définitions relatives aux 1) informations manquantes, 2) informations inadéquates et 3) informations insuffisantes. Cette analyse montre que, bien que le terme « lacunes en recherche » soit couramment utilisé dans la recherche en santé, sa signification peut différer selon les travaux.

Les méthodes utilisées pour identifier les lacunes en recherche étaient présentées plus clairement que les termes liés aux lacunes en recherche et les définitions utilisées pour décrire ces lacunes. Les méthodes identifiées ont été regroupées en trois grandes catégories : 1) recherche primaire (enquêtes), 2) secondaire (synthèse de l’évidence existante) et 3) méthodes combinant recherche primaire et secondaire. L’approche la plus fréquemment utilisée était une recherche secondaire, suivie par des méthodes combinées primaires et secondaires.

Parmi les méthodes de recherche secondaires, la synthèse des connaissances était couramment utilisée. La synthèse des connaissances se définit comme une approche scientifique efficace pour identifier et résumer les preuves. Elle permet d’évaluer le caractère généralisable et la cohérence des résultats de recherche et les incohérences des données à explorer. Le but de cette approche est de résumer toutes les études pertinentes portant sur une question spécifique, d’améliorer la compréhension des incohérences des différents résultats et d’identifier les lacunes dans les données de recherche, pour ensuite définir les futurs programmes de recherche. De plus, dans le cadre de la synthèse des connaissances, les revues panoramiques (scoping reviews) sont l’une des seules méthodes utilisées pour identifier les lacunes en recherche qui incluent explicitement l’identification des lacunes en recherche dans leur objectif.

J’ai ensuite classé les méthodes utilisées pour identifier les lacunes en recherche. Les méthodes les plus fréquentes de la revue visaient à identifier les lacunes (à la fois pour les identifier et les prioriser) et impliquaient des recherches secondaires, y compris la synthèse des connaissances (80/116 articles, 69 %), en particulier des revues systématiques et des revues de cadrage (58/80, 73 %). Dans l’ensemble, 24/116 (21 %) articles décrivaient l’utilisation de la recherche primaire et secondaire et 12/116 (10 %) uniquement de la recherche primaire. J’ai trouvé 7 méthodes spécifiques décrites pour identifier les lacunes en recherche.

Un mélange de recherche primaire et secondaire était le plus souvent utilisé pour déterminer les priorités de recherche (par exemple, James Lind Alliance [JLA] – Priority Setting Partnerships methods). Ces méthodes impliquent la participation de patients, de soignants et de professionnels de santé et des soins sociaux pour identifier des questions de recherche, puis les hiérarchiser en utilisant une combinaison de recherche primaire et secondaire. La principale approche de recherche primaire pour déterminer des priorités de recherche était l’enquête Delphi, qui est une approche pratique et efficace pour obtenir les opinions d’un grand nombre d’experts pour identifier les domaines prioritaires potentiels pour la recherche.

Pour représenter les lacunes en recherche, la moitié des méthodes utilisaient encore des méthodes traditionnelles pour présenter les résultats (par exemple, un tableau récapitulatif et des diagrammes), et l’autre moitié utilisaient des méthodes plus avancées (par exemple, graphiques en arbre, ou graphiques en bulles). Ces méthodes non traditionnelles font davantage usage de couleurs et de formes pour présenter les lacunes ou les priorités de la recherche. Par exemple, les graphiques en bulles utilisent différentes formes, tailles et couleurs pour afficher les informations et peuvent être utilisés pour présenter jusqu’à trois variables différentes dans un même diagramme. Ces caractéristiques pourraient être explorées plus avant pour déterminer la méthode appropriée à utiliser avec des méthodes spécifiées pour identifier les lacunes en recherche ou déterminer les priorités de recherche.

Le deuxième projet est une étude qualitative à partir d’entretiens semi-structurés d’intervenants clés. Ces entretiens avaient pour but d’explorer leur niveau de connaissance, leurs perceptions et expériences avec la définition des lacunes en recherche, et de caractériser les méthodes et pratiques utilisées pour l’identification et la communication des lacunes dans la recherche en santé. Les résultats ont permis de caractériser ce que les participants considéraient comme des lacunes dans la recherche en santé : les termes allaient de « manque d’information », « information inadéquate », « information insuffisante » à « défaut de qualité des preuves » et « incertitude du traitement ». L’étude a montré les expériences des participants et leurs perceptions des différentes méthodologies de recherche utilisées (c’est-à-dire primaire, secondaire, ou une combinaison des deux). La variété des méthodes citées reflétait le large éventail de méthodes actuellement utilisées, sans consensus ni orientation claire. Les chercheurs participants ont également exprimé une difficulté à identifier systématiquement les lacunes en recherche. En ce qui concerne la représentation des lacunes en recherche, les participants ont souligné l’importance de la visualisation des données et la difficulté pour les participants- chercheurs à trouver le bon outil permettant de présenter au mieux les résultats de la recherche.

Cette étude démontre que l’utilisation des deux méthodes primaires et secondaires (par exemple, la méthode développée par la James Lind Alliance) pour identifier les lacunes était la méthode la plus robuste. Le principal avantage connu de cette méthode est l’identification de ces lacunes (incertitudes sur le traitement) en impliquant différentes parties prenantes, et notamment la confirmation et la priorisation des lacunes identifiées en impliquant des patients et des intervenants non professionnels experts du domaine (identifiés comme « le public » dans la suite). Les inconvénients principaux sont la nécessité d’une main-d’œuvre abondante (une équipe de différents spécialistes) et les coûts associés (en tenant compte du support administratif, des salles de réunion, de la restauration…) par rapport aux méthodes primaires (enquête) ou secondaires (synthèse des preuves).

Concernant la visualisation des données, les participants ont principalement exprimé son importance dans la communication de la recherche. Cependant, aucun format spécifique pour présenter les lacunes n’a été mentionné. De plus, différents groupes d’intervenants, en particulier les chercheurs, souhaitent utiliser la visualisation des données lors de la communication de la recherche, bien que nous n’ayons trouvé que peu d’exemples d’expériences de développement et d’utilisation de celle-ci. Les participants ont principalement exprimé la difficulté de trouver de bons outils à utiliser pour présenter les résultats de la recherche.

Enfin, bien que les articles scientifiques mentionnent souvent l’existence de lacunes de recherche dans les études, peu de participants ont été en mesure de définir les lacunes de la recherche, sauf s’ils les contextualisent dans une étude ou un domaine spécifique, ou font référence à des méthodes d’identification. Pour mieux comprendre comment réfléchir aux lacunes en recherche en santé et y remédier de manière adéquate, nous avons donc mis en évidence trois éléments clés à prendre en compte : 1) définir clairement les lacunes en recherche fournit un contexte permettant de mieux comprendre quelles sont les lacunes et leurs causes ; 2) une définition claire des lacunes en recherche peut éclairer le choix des méthodes utilisées pour identifier ces lacunes, de la même manière qu’une question de recherche claire peut éclairer la méthodologie de la recherche ; et 3) lors de l’adoption des méthodes les plus appropriées pour identifier les lacunes de la recherche, il est important de trouver la bonne visualisation pour les communiquer efficacement. Enfin, la participation du public, le cas échéant, est nécessaire pour vérifier que les lacunes sont importantes pour lui.

Les derniers résultats de l’étude qualitative ont révélé que diverses méthodes pour identifier les lacunes peuvent être adoptées (c’est-à-dire primaire, secondaire et à la fois primaire et secondaire). De toutes les méthodes pour identifier les lacunes, les recherches secondaires, considérées comme la méthode de référence, sont les plus couramment utilisées, en particulier les revues systématiques. Ce type d’étude aborde une question très ciblée liée aux preuves existantes et présente donc des difficultés pour identifier explicitement les lacunes en recherche dans un domaine général. D’autres méthodes de recherches secondaires rapportées étaient des compilations de revues (overview of reviews), de revues panoramiques (scoping reviews) et de cartographies des preuves (evidence mapping). Les compilations de revues se concentrent sur un domaine beaucoup plus large, rassemblent les preuves issues de multiples revues dans un seul document accessible et utilisable. Elles mettent en évidence d’autres revues dans le domaine de sujet spécifié. Étant donné les besoins en ressources pour des examens de preuves formelles, la priorisation du sujet est nécessaire pour mieux allouer les ressources aux domaines jugés les plus pertinents pour le système de santé. Quel que soit le sujet, le processus de priorisation dépendra probablement des parties prenantes. Les priorités de la synthèse des données probantes varieront en fonction de la mission du système de santé et des besoins locaux.

En résumé, l’utilisation des méthodes de recherche primaires et secondaires est la plus robuste car elle implique la participation de patients, de soignants, et de travailleurs sociaux pour l’identification des questions de recherche, puis leur hiérarchisation.

Dans le troisième projet, je me suis concentrée sur le développement d’un guide méthodologique, visant à identifier systématiquement et rapporter les lacunes en recherche, pour donner une vision plus claire de l’état des connaissances et du niveau de preuve. Ce guide méthodologique a été construit à partir des résultats de la revue panoramique et de l’étude qualitative. Mon premier résultat est que, pour identifier et combler les lacunes en recherche dans un domaine thématique, l’étape la plus importante est d’abord de clairement définir ce que l’on entend par une lacune de recherche, et de le rapporter de façon explicite. Je recommande d’adopter une définition existante qui décrit la nature de ces lacunes. En décrire la nature peut impliquer différents éléments, comme :

  • Énoncer l’ampleur du déficit de recherche (c’est-à-dire spécifique ou étendu)
  • Définir clairement le déficit de recherche
  • Préciser la cause de ces lacunes de recherche

En combinant les résultats de la revue panoramique et de l’étude qualitative, une liste de termes clés liés à l’identification de lacunes en recherche a été élaborée, ainsi qu’une liste des méthodes principales pour identifier et représenter ces lacunes en recherche. Ces résultats ont ensuite été combinés et utilisés pour développer un guide méthodologique pour les études visant à identifier des lacunes dans la recherche en santé. Six étapes sont à considérer : 1) spécifier le domaine thématique et / ou la question de recherche ; 2) cartographier et énoncer clairement les lacunes en recherche existantes, et prendre en considération les avis d’experts ; 3) identifier les lacunes en recherche ; 4) décrire clairement les lacunes en recherche identifiées ; 5) caractériser ces lacunes en recherche ; et 6) représenter (par exemple graphiquement) ces lacunes en recherche. Pour être en mesure de déterminer la faisabilité et l’utilisabilité de ce guide méthodologique en pratique, l’importance, la pertinence et l’applicabilité de chaque étape proposée doivent être discutées entre les différents intervenants, puis mises en œuvre et évaluées.

Le guide méthodologique développé devra être évalué pour déterminer son applicabilité et sa facilité de mise en œuvre dans la recherche en santé. Il sera ensuite possible d’envisager des adaptations pour son extension à d’autres domaines.

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